Dire « oui » aussi à la souffrance
Dire « oui » aussi à la souffrance
Voici le second article du texte : « Dites oui »
Je pariais de la notion d’acceptation des événements lorsqu’un élève me posa cette question intéressante : « Si on dit toujours oui à l’univers, peut-on se considérer comme étant à l’abri de toute souffrance ? » Après avoir réfléchi un moment, je lui ai répondu par la négative. En effet, il est impossible d’éviter la souffrance, mais on peut l’accepter si elle doit faire partie de sa vie. Dans ce cas, on ne se met pas en situation de victime. Il faut se convaincre que l’on est capable de gérer sa souffrance. Et ne jamais croire que la situation est désespérée, c’est-à-dire garder espoir. Et mon élève m’a dit : « J’ai compris ! Vous voulez dire que l’on échange la souffrance du non contre la souffrance du oui. » C’était exactement ce que je voulais expliquer.
La classe s’est mise à travailler sur cette question. Certains élèves ont trouvé, en fouillant dans leur passé, des moments de leur vie où ils avaient accepté la souffrance sans même en être conscients. La semaine précédente, Nadine se souvenait d’avoir pensé à sa mère décédée peu de temps auparavant. Elle avait alors été subitement écrasée de douleur. Sa mère lui manquait. Elle s’était mise à pleurer, en pensant avec nostalgie à tous les bons moments passés auprès d’elle. Tout en versant de chaudes larmes, Nadine sentait un irrépressible besoin de répéter le même mot : « Merci ! »
Malgré sa peine, Nadine comprenait que la vie nous réserve sa part de deuils. C’est dans l’ordre des choses. Elle vivait la disparition de sa mère non comme une catastrophe (en disant « non »), mais en s’attachant au doux souvenir de sa maman qu’elle avait tant aimée (en disant « oui »). Elle considérait la mort comme faisant partie intégrante de la vie, au lieu de l’envisager comme une privation insupportable et injuste.
Une autre élève, Béatrice, se souvenait de la souffrance mêlée de tendresse qu’elle avait éprouvée en embrassant son fils le jour où il avait dû quitter la maison pour entamer ses études. Les yeux pleins de larmes, elle l’avait vu s’éloigner, sachant qu’il ne reviendrait plus que de temps en temps. L’heure était venue de le laisser partir. Béatrice pensait : « Oui, c’est la vie… La roue tourne. Rien n’est éternel. » Elle s’était laissée aller à pleurer un moment, puis elle s’était reprise rapidement et avait décidé de préparer un dîner aux chandelles. Après tout, elle et son mari allaient se retrouver seule à seul pour la première fois depuis des années. Elle avait envie de célébrer l’événement comme si c’était une seconde lune de miel…
Comparons maintenant Béatrice avec une mère qui redoute le départ de ses enfants. Quand arrive le moment fatidique, cette dernière ne voit plus qu’une maison vide : toute la vacuité de sa propre existence lui saute aux yeux. En résistant à des changements pourtant inéluctables et prévisibles, elle néglige les perspectives nouvelles qui s’ouvrent devant elle, comme celle qui consisterait à se rapprocher de son mari. L’histoire de Béatrice est une magnifique démonstration de la façon dont on peut transformer la peine de voir s’achever une période heureuse. Il y a quelque chose d’enrichissant dans le fait de terminer une belle histoire en se disant qu’elle va ouvrir une nouvelle ère. On vit alors sa souffrance comme une sorte de « renaissance ».
À son tour, Solange évoqua la douleur qu’elle avait éprouvée à la suite du décès de son mari. Bien sûr, elle regrettait encore sa présence, sa tendresse, et toutes les belles années vécues ensemble. Cependant, elle avait aussi conscience d’être devenue indépendante, ce qu’elle n’était pas vraiment du vivant de son mari. Apprenant petit à petit à prendre des risques, un rôle qu’elle n’avait jamais joué auparavant, son estime de soi s’en était trouvée renforcée. Elle avait été capable de dire « oui » à la vie, et de se construire une nouvelle existence, à la fois riche et positive.
Solange avait été forte, mais elle aurait aussi bien pu réagir comme l’un de mes amis. Après la mort de sa femme, celui-ci refusa avec obstination de relever la tête. Cinq ans plus tard, il en est toujours à sangloter au téléphone : « Pourquoi est-elle partie ?» Il a définitivement dit non à l’univers. Il ne voit malheureusement pas que la terre continue de tourner malgré tout, et qu’elle pourrait lui apporter des, « lots de consolation ». Il a décidé de tourner le dos au réconfort qu’il aurait pu tirer de son veuvage. J’entends par là toutes les opportunités de rencontrer d’autres personnes, de vivre de nouvelles expériences, et plus généralement de reconstruire sa vie. La souffrance l’a empêché de maîtriser le cours de son existence, qui restait à écrire. En disant non, il subit l’angoisse de la page blanche…
Refuser la souffrance est destructeur
Il est vital d’accepter la souffrance. La refuser, c’est s’autodétruire.
Il y a une douzaine d’années, Delphine a perdu son fils dans un accident de voiture, mais elle n’a jamais pris véritablement conscience de l’impact de cette perte. Ses amis trouvaient qu’elle avait plutôt bien surmonté ce terrible drame. Trois ans plus tard, elle a commencé à souffrir d’épilepsie, maladie vraisemblablement en relation avec l’événement passé. Pendant neuf ans, les crises se sont succédé, lui interdisant toute vie professionnelle. En outre, ses relations avec son mari et ses autres enfants se sont détériorées inexorablement.
Un jour, Delphine a fini par rejoindre un groupe de réflexion pour tenter de remédier à sa situation. Lors de la première séance, l’animateur du groupe lui demanda si elle avait éprouvé une grande perte dans sa vie. Elle répondit par l’affirmative, mais ajouta : « C’est tellement loin maintenant, cette disparition appartient au passé. » L’animateur entreprit alors, avec beaucoup de douceur et de tact, de ramener Delphine une douzaine d’années en arrière, au moment du décès de son fils. C’est à ce moment-là qu’elle a finalement laissé éclater son chagrin.
À chaque nouvelle réunion du groupe, Delphine poursuivait l’exploration de cette souffrance qu’elle avait étouffée tant d’années durant. Miraculeusement, ses crises d’épilepsie se sont espacées et ont disparu au bout de cinq semaines. Elle a arrêté son traitement médical. Elle a retrouvé un emploi et restauré peu à peu les relations familiales mises à mal par sa maladie.
La souffrance peut avoir un énorme pouvoir destructeur quand elle est non dite et non acceptée. Elle accomplit alors un travail de sape long et insidieux. L’histoire de Delphine connaît une issue heureuse, mais ceux dont la douleur rentrée a lentement rongé la vie se dénombrent par centaines. Nous avons tous connu des gens qui voulaient ignorer la souffrance, ou qui cherchaient à tout prix à maîtriser leurs émotions. En refusant de reconnaître leur douleur, ils la somatisaient, c’est-à-dire qu’elle se traduisait par une maladie ou qu’elle prenait la forme d’un sentiment violent et destructeur, comme la colère. Dire « oui », c’est assumer la souffrance de toutes ses forces, en sachant qu’on réussira à la surmonter et à la dépasser.
La discussion au sein de la classe, en se poursuivant, a débouché sur ce constat intéressant : plus sa vie est bien remplie, plus on s’expose à la souffrance. Quand on a beaucoup d’amis, on court évidemment plus de risques d’être confronté à l’épreuve d’une séparation ou de la disparition d’un proche. Plus on prend de risques, plus grande est la probabilité d’essuyer une défaite ou un rejet… Mais ceux qui ont une existence pleine et riche ne se laisseront pas désarçonner par ce genre de mésaventure. Ils aiment trop la vie et toutes les opportunités qu’elle offre — le meilleur comme le pire. Par conséquent, ils ont intuitivement le pouvoir de « dire oui » à l’univers. Ceux qui disent non ont pour habitude de reculer devant la vie. Ils s’abritent derrière des paravents pour courir le moins de risques. L’ironie de la chose, c’est qu’ils finissent précisément par être victimes de leurs propres peurs.
C’est dans le livre de Viktor E. Frankl, Découvrir un sens à sa vie, que j’ai trouvé l’exemple le plus émouvant et le plus frappant du pouvoir de dire « oui ». C’est une amie qui me l’a offert, convaincue qu’il m’intéresserait beaucoup. .
J’ai été très troublée d’apprendre que cet ouvrage évoquait le séjour de Franld dans un camp de concentration, sujet que j’avais toujours prudemment évité, le trouvant insoutenable. J’avais été traumatisée par Nuit et brouillard, le film d’Alain Resnais, et je considérais la vie dans un camp de concentration comme l’expérience la plus terrible qu’un être humain puisse connaître, tant mentalement que physiquement. Je n’avais vraiment pas envie de lire ce livre. J’étais sur le point de le ranger dans ma bibliothèque, quand les paroles de mon amie me revinrent en mémoire : « Il faut absolument que tu le lises. » Cela m’intriguait. Elle savait quelque chose que j’ignorais, et je décidai finalement de découvrir de quoi il était question.
J’avançais péniblement dans ma lecture, subissant page après page la description des atrocités nazies. Je ne pouvais retenir mes larmes. Mais je persévérais, sentant malgré moi poindre une sorte de soulagement. Frankl et ses compagnons n’ont pas seulement su affronter la vie dans un camp de concentration. Ils ont vraiment, selon la définition donnée plus haut, dit oui à leur univers ! Ils ont été capables de tirer une expérience positive de ce que la vie leur imposait. Ils ont su trouver un sens à leur vie et porter sur le monde un regard qui les a aidés à supporter leur calvaire. Ainsi, Frankl écrivait :
« Avoir vécu dans un camp révèle le choix d’actions dont un homme dispose. Il y eut suffisamment d’exemples, la plupart du temps de nature héroïque, qui prouvaient qu’on pouvait dépasser le sentiment d’apathie et étouffer notre agressivité. L’homme peut préserver un vestige de liberté spirituelle, d’indépendance d’esprit, même dans des conditions aussi extrêmes de stress psychique et physique. Ayant vécu dans un camp, nous pouvons témoigner avoir vu des hommes réconforter les uns, ou donner leur dernier croûton de pain aux autres. Ils n’étaient pas très nombreux, mais ils apportèrent la preuve suffisante qu’on peut déposséder un homme de tout, sauf d’une chose : la dernière des libertés humaines — choisir l’attitude qui sera la sienne,, choisir le regard qui sera le sien, quelles que soient les circonstances. La façon dont un individu accepte son destin et toutes les souffrances qui.en découlent, la façon dont il choisit de porter sa croix, tout cela lui offre l’immense opportunité de donner un sens profond à sa vie, même dans les situations les plus difficiles. »
En refermant le livre, je n’étais plus la même. J’avais pris la décision de ne plus jamais ressentir la peur avec la même intensité qu’auparavant. Frankl avait été capable de tirer quelque chose de positif d’une expérience qui représentait pour moi ce qu’on pouvait imaginer de pire. Je pouvais donc réussir à valoriser toutes les situations nécessairement bien moins cruelles que la vie m’imposerait. Il suffirait de rester consciente du fait que j’ai le choix.
Bien entendu, Frankl aurait préféré ne jamais vivre cette expérience terrible, mais c’est la vie qui lui imposa d’être prisonnier dans un camp de concentration. Ce fut alors à lui de décider comment réagir à cette situation. S’il est souvent impossible d’exercer le moindre contrôle sur le monde, je tiens, à travers cet exemple extrême, à vous convaincre qu’il vous reste la possibilité de contrôler vos réactions. Vous devez à présent commencer à entrevoir toute la force contenue dans la phrase « Dites oui à votre univers ». Elle possède le pouvoir de diminuer vos angoisses, mais aussi de donner un sens à votre vie.